À Mayotte, le déploiement de la fibre optique vire au bras de fer entre Orange, l’opérateur historique, et le groupement réunionnais Océinde, délégataire du projet public de très haut débit. Alors qu’Orange s’apprête à lancer ses premières offres dès le 1er décembre pour 6.000 foyers, l’État et le Département dénoncent un « passage en force » qui menace la viabilité d’un investissement public majeur.
Orange double la concurrence
Depuis plusieurs semaines, les techniciens d’Orange s’activent sur le terrain. L’opérateur entend raccorder progressivement 28.000 foyers dans les cinq communes les plus densément peuplées — Mamoudzou, Koungou, Tsingoni, Dzaoudzi-Labattoir et Pamandzi. L’initiative n’a toutefois pas été concertée avec les autorités locales. Selon plusieurs médias, le ministre des Outre-mer, Manuel Valls, a adressé en juin un courrier ferme à la PDG d’Orange, accusant l’opérateur d’agir sans coordination avec le projet officiel et de placer « l’État dans une position politiquement difficile », alors qu’il détient encore 23 % du capital du groupe.
Une délégation publique déjà attribuée
Le dossier est d’autant plus sensible qu’en novembre 2024, le Département de Mayotte a tranché : la délégation de service public a été confiée à Océinde, via sa filiale Mayotte THD. L’offre réunionnaise, évaluée à 78,6 millions d’euros en valeur actualisée nette, avait devancé celle d’Orange (139,7 millions). En jeu, la prise de risques financiers et la capacité à garantir la rentabilité du réseau.
Le projet public représente au total 183 millions d’euros d’investissements, financés par Océinde (92 M€), l’État (55 M€), l’Union européenne (10 M€) et le Département (26,1 M€). L’équilibre économique repose sur la commercialisation du réseau auprès des opérateurs tiers. Or, la contre-offensive d’Orange menace cet équilibre : en proposant sa propre fibre, l’opérateur historique pourrait capter les zones les plus rentables et fragiliser Mayotte THD.
Le cyclone Chido comme tournant
La décision d’Orange s’appuie sur un contexte particulier. Le 14 décembre 2024, le cyclone Chido a dévasté l’île, endommageant gravement le réseau cuivre ADSL. Plutôt que de réparer son infrastructure vieillissante, Orange a annoncé en août dernier un plan de bascule vers la fibre et la 5G dans les principales zones urbaines. L’entreprise met aussi en avant son avantage historique : le câble sous-marin Lion 2, installé en 2012, qui constitue l’« autoroute » numérique de Mayotte.
Une course contre la montre
Dans les faits, deux réseaux de fibre vont donc coexister. Orange a déjà marqué un point : SFR s’est engagé à utiliser son infrastructure dès son lancement. Pour Océinde, la situation tourne au casse-tête. L’objectif d’Orange est clair : « faire tomber le réseau d’initiative publique », accuse Emmanuel André, directeur de Mayotte THD, qui a saisi l’Autorité de la concurrence et l’Arcep. Mais les régulateurs tardent à trancher. « Il n’y a pas vraiment de précédent de ce cas, un double déploiement de réseau», souligne-t-il.
L’État pris entre deux feux
À Paris, le dossier embarrasse le gouvernement. Le courrier de Manuel Valls illustre le malaise : difficile de critiquer frontalement un opérateur dont l’État est actionnaire. Selon le Canard Enchaîné, l’ex-ministre de l’Industrie, Marc Ferracci, a opposé un « silence assourdissant » aux sollicitations de la presse. L’instabilité politique actuelle complique encore la donne.
Orange plaide la complémentarité
Face aux critiques, Orange défend une approche pragmatique. L’opérateur affirme ne pas vouloir concurrencer frontalement le réseau public, mais répondre à une urgence : éviter que des milliers de clients restent privés d’accès internet après le cyclone. Selon le groupe, ses investissements visent à compléter l’offre existante, et non à l’affaiblir.
Reste que le bras de fer est engagé. Pour Mayotte, département le plus pauvre de France, la question est cruciale : qui, du public ou du privé, apportera en premier le très haut débit à la population ? Derrière le déploiement technique, c’est bien la survie d’un modèle de financement public qui est en jeu.














